Quinn Sevend | Video killed the radio star

Si vous avez grandi aux Etats-Unis entre les années 90 et les années 2020, vous avez grandi dans l'ombre titanesque de London Flemingway. Ombre est le mot qui convient, car ce mystérieux chanteur n'a jamais montré son visage. Un gimmick pour lequel sont connus les Daft Punk, Orville Peck ou encore Sia à sa grande époque, et lui-même n'y a jamais dérogé. On n'a jamais su à quoi ressemble London Flemingway et on ne le saura jamais. C'est une silhouette et une voix dorée, des textes d'une poésie flamboyante, des airs qui vous enveloppent dans des univers lointains. Une sorte de magicien, et un magicien ne donne pas son truc.

il a déclaré à la presse éplorée qu'il prenait sa retraite, prétextant des problèmes de cordes vocales. On sait qu'il a racheté un motel en ruines dans une petite ville du Montana, désormais nommé le London Motel. On raconte qu'il vit quelque part en Californie, parmi les autres stars de sa génération, tel un Fantôme de l'Opéra que personne n'aperçoit jamais. Et le motel est davantage un caprice de la cinquantaine qu'une source de nouveaux revenus. Il est tenu sur place par un petit bonhomme discret qui ne sait pas grand-chose de son illustre employeur, et se contente d'appliquer ses instructions en son nom.

Personne ne se doute pour l'instant que ce petit bonhomme est le vrai visage de London Flemingway.


c'était le genre de garçon qui adorait chanter sous la douche mais qui ne laissait personne entendre sa voix, parce qu'il avait trop peur qu'on se moque. Il y a des artistes arrogants, des artistes insouciants, Quinn appartient à la catégorie des artistes timides. Il est hypersensible et c'est ce qui nourrit son art, mais c'est aussi ce qui le rend fragile aux réactions du public. Même les louanges dont son alter ego London a été l'objet pendant trente années n'ont jamais pu le rassurer.

A l'ère où les vidéos musicales sur MTV étaient devenues la vitrine obligée des plus grands groupes, il s'est aperçu qu'il lui suffisait de filmer de jolis petits courts-métrages de quelques minutes pour présenter ses chansons sans avoir à se montrer. Il s'y est appliqué, il était alors étudiant en cinéma et il ne lui a pas été difficile de réaliser ses premiers clips lui-même, en toute confidentialité. Après de longues hésitations, il a présenté le premier qui a été un succès. Il avait la vingtaine, il était amoureux, il se sentait rigoureusement incapable de se déclarer, c'était la seule manière qu'il avait trouvée pour proclamer ses sentiments à la face du monde.

De fil en aiguille, il a bâti toute une mythologie autour de cet artiste imaginaire, qui cristallisait ses rêves, tout ce qu'il aurait voulu être, tout ce qu'il n'osait pas être. Il fallait bien confirmer son existence ; alors il engagea une doublure pour interpréter son rôle en silhouette, devant des journalistes triés sur le volet et dignes de confiance, qui n'essaieraient pas de le piéger. Tout allait pour le mieux - et lui, il disparaissait peu à peu derrière le mythe.

Ce fut la doublure qui s'en inquiéta. Cet homme était le seul averti du secret et commençait à bien le connaître. Il était gêné de recevoir à sa place l'amour de la foule. C'était ce qui était dû à Quinn, et c'était ce dont Quinn avait besoin, même s'il ne l'avouerait jamais. C'était clair quand il parlait vaguement d'une conversation téléphonique qu'il s'était autorisée avec une fan tenace et qu'il avait coupée en queue de poisson... C'était clair tout le temps. Et le temps passait, il ne rajeunissait pas.

Un jour, Quinn s'aperçut que son complice était tenté de tout dévoiler. Pour son bien, certes, mais le chanteur ne l'admettait pas. Il en était venu à idolâtrer son art lui aussi, à l'aimer plus que sa propre personne. Il y avait mis tout ce qu'il y avait de meilleur en lui, il s'était attaché à ce London imaginaire et il n'aurait jamais accepté de le tuer pour prendre sa place, et tout gâcher. Dans un mouvement de panique, il décida de tout arrêter. D'ailleurs, il était trop angoissé pour écrire quoi que ce soit. Il aurait aimé produire une dernière chanson, un adieu, à ses fans et même à ce complice qui avait failli le trahir, à ce que sa vie avait été durant trente ans. Mais il en fut incapable.

Un brouillon traîne sur sa table de chevet, il le terminera peut-être un jour, qui sait.